Digitalisation des entreprises – Se transformer ou disparaître

© Hervé Cuillandre 2016 in Humanisme n°313



Je me souviens que durant mon enfance, il nous arrivait d’attendre un courrier. Recevoir un lettre, c’était un événement. Quelqu’un pensait à nous et prenait le temps de le déclarer de sa plus belle plume. Un courrier avait de la valeur. D’ailleurs, nous nous émerveillons parfois de l’écriture si parfaite de nous aïeux. Ils avaient le temps, et partageaient avec le lecteur leur goût pour la perfection. Pour la lettre juste. Pour l’esthétique de l’œuvre et son sens en toute chose, témoignage de l’attention qui nous était portée.


Je me souviens également de l’importance que pouvait revêtir un coup de téléphone. Attendre la sonnerie pouvait prendre des jours. Cette communication avait quelque chose de miraculeux. Un moment d’émotion passait par ces lourds combinés, parfois dans des cabines surchauffées au soleil.


Maintenant nos vies – car nous en revendiquons plusieurs – se sont accélérées. Elles sont organisées comme des projets, avec des jalons, des budgets et des ressources. Et nous organisons les rendez-vous avec la précision des indicateurs des Chemins de Fer. Les plus jeunes générations nous ont appris à ne plus pouvoir nous passer des moyens modernes de productivité que sont nos téléphones cellulaires, Internet, le Mail, les SMS, Facebook, etc.

Tout d’abord insidieusement, pour être plus productifs que les autres, qui étaient restés à l’ère du papier. Et puis finalement, juste pour être aussi rapide que nos contemporains, qui ont tous été contaminés par la fièvre de l’immédiateté et de l’automatisation.

Sans ces moyens, nous ne pourrions plus enchaîner les rendez-vous, organiser l’imbrication avec le télétravail, ou nous faire livrer nos courses chez nous juste quand nous rentrons du bureau. Pour ceux qui ont toutefois encore un bureau physique, comme on en avait au vingtième siècle.


Cette accélération de nos vies, nous en sommes prisonniers. Cette fuite en avant nous pousse à être toujours plus efficaces, mieux informés, plus réactifs, quitte à devoir acheter un téléphone à un prix exorbitant pour éviter l’enfer moderne qu’est la panne informatique.


Encore une fois – et ce sera le propos d’aujourd’hui – cette précipitation de nos vies bâties sur un progrès techno-scientifique cumulatif trouve son pendant dans la mutation digitale des entreprises.


En face de nous, se trouvent en effet des sociétés et des services qui sont confrontés exactement aux mêmes impératifs d’accélération généralisée : être plus efficace pour survivre à la concurrence.

La versatilité des clients est leur enfer. La dictature des usagers ultra-connectée est leur quotidien. La faillite guette celui qui prend du retard. Il s’agit encore d’une course.


Nous avons accepté la digitalisation irréversible de notre quotidien, L’imbrication de nos vies privées et professionnelles, car les bénéfices que nous en tirions dépassaient les craintes que nous en avions.


Maintenant, il n’est plus temps de craindre un monde qui est déjà notre quotidien, car il est clairement impossible de reculer et de renoncer aux atouts que nous proposent nos applications dans notre vie quotidienne ou toutes les avancées du prédictif dans l’ensemble de notre société.

Nous devons prendre le train en marche, et adopter le comportement des plus jeunes qui n’y voient qu’un progrès, et oublient les menaces sur nos libertés individuelles, contre lesquelles nous ne pouvons rien. Ils ont de toute façon raison, car ils sont le monde de demain.


Le monde des organisations humaines (entreprises, ou administrations) vit une révolution similaire, qui va bien au-delà de sa mutation technologique.


La « Digitalisation des entreprises » est une mutation globale des organisations qui va bien au-delà de l’intégration des nouvelles technologies (smartphones, Big-Data, etc). Elle apporte une grande réactivité aux acteurs économiques qui s’y investissent. Elle est considérée comme un progrès organisationnel incontournable, et a pour ambition de remplacer la structure hiérarchique classique en silos d’activités étanches par une organisation horizontale décloisonnée qui favorise l’innovation et la circulation d’information au sein des différentes directions.

Pour caricaturer, il s’agit d’adopter l’organisation des start-up très réactives et très rentables, qui sont capables de répondre aux exigences des clients en temps réel et de se transformer en un temps record.


Cette nouvelle organisation s’impose à tous les acteurs du CAC 40, qui y voient une occasion d’améliorer leur rentabilité. Mais pourquoi vouloir ressembler à Google quand on n’en a pas le métier ? Est-ce un effet de mode ?


A priori, les récents développement technologiques (smartphones, Internet des objets, Big-data, etc) bénéficient principalement aux fonctions qui traitent des flux d’information et peuvent clairement améliorer les prestations des services de vente, marketing, et relations client pour lesquelles une connaissance fine du client et une forte réactivité sont des atouts décisifs dans un monde concurrentiel.


Par exemple, la gestion des immenses fichiers clients et produits par le Big-Data permettent à des applications d’envoyer automatiquement des vagues d’offres promotionnelles par mail sans aucune intervention humaine. Les commerciaux ont également à leur disposition sur leurs tablettes les chiffes de toutes les ventes en temps réel, et peuvent ajuster leurs démarches auprès des clients. Une réactivité sans précédent par rapport aux prix pratiqués par la concurrence ou par rapport aux commentaires des clients est désormais possible.


Pourquoi dépasser ce cadre et investir des sommes colossales pour remettre en cause toute l’organisation traditionnelle hiérarchique qui a pourtant fait ses preuves ?


Certains responsables doutent encore de la nécessité d’investir des sommes colossales sur une mutation à l’avenir incertain. D’autres sont simplement attentistes et préfèrent se voir confirmer la nécessité de s’engager dans ce chantier. Beaucoup enfin annoncent qu’ils s’y engagent, mais ne font preuve que d’une volonté de communiquer.


L’engouement généralisé pour la digitalisation est né du constat simple que les entreprises les plus digitalisées sont aussi les plus rentables. Peu importe leur métier. La digitalisation est un facteur d’accélération des business models. La digitalisation est donc un avantage concurrentiel (ou avantage compétitif) pour les entreprises qui s’y intéressent, au sens qu’en donne l’économiste Michaël Porter (auteur de Choix stratégique et Concurrence).

Pareillement, une entreprise en retard sur ce sujet peut rapidement être victime de la concurrence des autres acteurs rendus beaucoup plus réactifs. Par exemple, les grandes surfaces ou les sites marchands se livrent à une lutte sans merci sur les prix, souvent sur des gammes d’articles identiques. Repérer les prix des concurrents et ajuster immédiatement son offre pour rester le moins cher est un enjeu de différenciation essentiel, que ne maîtrisent que les entreprises digitalisées. De même, pouvoir modifier immédiatement une offre en réponse aux commentaires postés par les clients est un atout. A moins de n’avoir aucun concurrent (effet de niche). Le plus rapide à intégrer le digital sera le meilleur.


Une autre menace est celle des start-up et des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), qui peuvent créer très rapidement un service intermédiaire de mise en concurrence de tous les acteurs d’un secteur pour proposer des services mois chers aux clients, ce qui revient à capter la marge des acteurs traditionnels. Par exemple, tous les comparateurs de prix, les agences en ligne. C’est l’ubérisation, dont le nom provient de la start-up Uber qui a réussi à concurrencer les taxis.


On comprend qu’il est vital dans tous les secteurs d’activités de réaliser ces plateformes intermédiaires avant que de nouveaux arrivants ne le fassent.


Tous les grands groupes partagent maintenant ce sentiment d’urgence vis-à-vis de la digitalisation, car il y a vingt ans une autre révolution industrielle similaire a fracturé le paysage économique : la révolution Internet.


Toutes nos sociétés ont dû s’ouvrir au Web, pour faciliter les relations client, les commandes mais aussi pour s’assurer d’une visibilité.

Ceux qui ont compris trop tard ont disparu. Ceux qui ont investi massivement, parfois à partir de rien sont devenus milliardaires. On remarquera que les réussites les plus spectaculaires (encore les GAFA) sont basées sur un modèle complètement adapté aux échanges dématérialisés, très différent des entreprises traditionnelles. Leur organisation est horizontale peu hiérarchique et très réactive.


En quelques années, le e-commerce a menacé le commerce traditionnel. Des métiers ont disparu,et de nouveaux ont été créés. Et actuellement, on comprend que les industriels choisissent l’innovation à la mort. Muter ou disparaître, telle est la définition de l’évolution.


Enfin, même si cette dernière justification est trop souvent oubliée, la mutation digitale est une illustration du concept de destruction créatrice développée par l’économiste Schumpeter.


Joseph Schumpeter est un économiste autrichien, contemporain de Keynes, et longtemps éclipsé par le succès de ce dernier. A une époque où Marx et Keynes ne sont plus suffisants pour expliquer les cycles économiques que nous traversons, nous redécouvrons le génie de Schumpeter.

Il montre en effet que le principal moteur de l’évolution de la société est l’innovation. La machine à vapeur, le moteur électrique, le moteur à explosion par exemple.

Nous pouvons penser actuellement, à l’informatisation, à Internet, au smartphone, au big-Data ou à la digitalisation des entreprises.

Dans sa théorie de la dynamique, il constate que notre économie progresse d’un état d’équilibre à un autre à chaque mise sur le marché d’une innovation majeure. Cette innovation n’est pas que technologique, elle recouvre toute nouvelle production ou méthode de production, ou création d’un débouché, ou utilisation d’une nouvelle matière première ou mise en place d’une nouvelle organisation.


L’innovation (qui peut être organisationnelle) compromet la rentabilité des entrepreneurs traditionnels qui disparaissent au profit d’un nouvel écosystème. C’est le principe de la destruction créatrice. Tout un équilibre économique est rompu au profit des nouveaux arrivants. La seule solution pour survivre est de suivre le mouvement, c’est à dire d’imiter ou de profiter de l’innovation.


Dans sa Théorie de l’évolution économique (1911), Schumpeter explique que l’homme-clef est l’entrepreneur, qui prend le risque de mettre sur le marché une innovation de rupture, et qui abaisse les difficultés des concurrents et entraîne ainsi tout le marché avec lui. A lui tous les risques financiers, mais également les profits les plus juteux si l’opération est couronnée de succès.


Rapidement talonné par des suiveurs, il doit sans cesse innover ou perfectionner son innovation pour conserver son avance, et ne pas connaître la récession après la prospérité. Schumpeter parle de grappes d’innovations.


Il prouve sa théorie en 1939 dans son ouvrage Business cycles, et met en évidence des combinaisons de cycles dont les amplitudes sont liées à l’impact de l’innovation sur le marché. Les cycles dits « de Kondratieff » qui durent une cinquantaine d’années et correspondent à des révolutions énergétiques majeures. Les cycles qui nous intéressent sont ceux dit « de Juglar » de longueur moyenne (8 à 10 ans) qui correspondent à des innovations du type Internet ou téléphone cellulaire et ceux dits « de Kirtchin » (40 mois) qui correspondent à l’évolution des stocks et à la mise à disposition de nouveaux produits.


Il conclut en précisant qu’une innovation s’intègre dans notre quotidien après des phases d’expansion, de doute et de rejet excessif.


Cette justification étant posée, il est évident que les organisation n’ont pas le choix et doivent évoluer le plus vite possible dans leur mutation digitale pour survivre. Muter ou périr. Tâche difficile tant le sujet est pour une fois autant une énigme pour les administrateurs et les cadres dirigeants que pour les équipes. Il n’existe malheureusement aucun mode opératoire, puisque l’exercice est tout nouveau. On peut comprendre l’embarras dans lequel se trouvent toutes nos sociétés actuellement, obligées de débusquer à prix d’or des spécialistes extrêmement rares pour ne pas risquer de perdre le cap, dans cette révolution majeure imposée par l’accélération du monde, les exigences croissantes des clients et la menace sans cesse accrue de se trouver comparé à un concurrent mieux organisé.

Car il est bien question d’organisation. La digitalisation n’est pas que technique, même si elle est portée par l’innovation. Elle est avant tout une culture de la réactivité et de l’innovation permanente, portée par l’implication souhaitée d’un maximum de salariés. Elle implique de revoir en profondeur l’organisation humaine et de raboter au maximum la pyramide hiérarchique. Le middle-management est le premier visé, jugé étouffant et désormais presque inutile. Place au nouveau manager facilitateur, ouvert à l’apprentissage, et qui favorise la communication joyeuse à travers des équipes devenues autonomes. Un manager devenu leader, loin du sergent qui surveillait les heures de corvées inutiles à un prix fou.


Toute l’entreprise nouvelle doit maintenant être pensée comme un lieu de création devant aboutir à de nouveaux services géniaux dont seules les nouvelles génération semblent avoir le secret.

Place au ludique et au plaisir de travailler. Place à l’auto-motivation par le plaisir de se réaliser. Place à l’humain.


Reste que le chemin à parcourir pour nos grands groupes relève de la gageure, tant l’organisation en silos cloisonnés est ancrée dans un historique fort. Le bouleverser signifie se heurter à des résistances de taille, alors que précisément, la mutation digitale profite au plus rapide.

En plus, il est prouvé que les demi-mesures comme acheter une petite société informatique pour injecter de nouvelles idées est inefficace, faute d’intégration possible. Il faut avoir le courage de se transformer entièrement, et remettre en cause l’ensemble de l’organisation traditionnelle. Il s’agit donc bien d’une révolution.


Et la révolution a besoin de révolutionnaires. Précisément celles et ceux qui sont censés profiter de la libération hiérarchique. Le principal travail d’une Direction Générale qui a compris sa mission, est donc de motiver ses troupes. Si elle réussit, c’est parce qu’elle a pu identifier les relais les plus efficaces dans les équipes. Ceux qui comprendront les enjeux et porteront la motivation en s’accomplissant eux-mêmes.


Sa seconde tâche est de rendre crédible son projet, en créant des icônes visibles autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Groupe. Rendre tangible à tous la mutation, c’est tout d’abord l’incarner dans la nouvelle fonction de Chief Digital Officer, l’homme garant de la transformation. Celui-ci est un communiquant qui devra notamment créer les instances de pilotage du projet et s’assurer de l’avancement de la transformation.


Les Groupes investissent également dans la création d’entités physiques comme une Digital Factory, lieu de création des innovations, également en lien avec la communauté des développeurs externes à l’entreprise que celle-ci compte bien fédérer, voire recruter pour les plus indispensables.


Les grandes organisations concrétisent également leurs ambitions en créant de toute pièce des Digital University, dont l’ambition est de mettre tous les salariés à niveau sur le digital.


On reconnaît finalement les modes de fonctionnement des GAFA. Mais aussi ceux des start-up, au niveau de l’organisation des équipes projet, dont la souplesse fait rêver les grands groupes, et dont la réactivité face aux exigences du marché est la planche de salut.


Pour renouer avec la rentabilité, toutes les entreprises parient sur ce type de structures qui utilisent la multitude pour innover sans cesse, dans un soucis d’amélioration continue, et dans l’idée qu’un partage (une co-création) avec le monde extérieur est désormais préférable au protectionnisme des brevets. L’usage prime désormais sur la possession.

Donc, a priori, à travers cette révolution presque invisible pour l’homme de la rue, mais pourtant considérable, nous assistons au retour de l’humain dans les organisations. L’humain mis en valeur, formé et valorisé.

Le choix de la multitude, c’est donner à tous sa chance d’être génial. Mais est-on tous égaux face à la digitalisation ?


Il est souvent reproché un schéma manichéen entre deux générations non miscibles. Les « Millenials » ou génération Y nés ente 1980 et 1990, extrêmement à l’aise techniquement, qui ont en face d’eux la génération précédente qui n’a pas forcément envie de céder ses acquis à de jeunes technophiles sous prétexte que tout doit aller vite.

Pour les plus jeunes, c’est l’occasion ou jamais de vivre en vrai un bouleversement sociétal, qui se déroule sur leur terrain, de briguer facilement des salaires importants et une reconnaissance sociale éclair. C’est l’occasion de prendre la place de la génération précédente.

Pour ces derniers, le monde s’est compliqué une fois de trop. Il y a clairement crise des valeurs. Une économisation extrême des consciences. Un anti-humanisme est en train de se mettre en place et de déchirer le lien social, lié à un processus d’automatisation généralisé qui diminue la capacité de penser de l’individu. Bref, la résistance doit s’organiser.


Actuellement, la cohabitation est recommandée, mais rarement coordonnée.


Pourtant, il suffit de remarquer que ces deux populations sont exactement complémentaires.


Les « Millenials » maîtrisent la technologie beaucoup mieux que les seniors qui ne demanderaient pas mieux que de leur emboîter le pas s’ils y trouvaient la motivation d’un nouveau combat.


Les seniors, respectés par leur expérience, aimeraient profiter de cette révolution pour faire émerger des valeurs riches comme l’humanisme, l’égalité, la conscience. Valeurs dont sont précisément très friandes les jeunes générations.


La mutation digitale est l’occasion unique de profiter d’un bouleversement organisationnel sans précédent pour chercher à se différencier précisément sur des valeurs humanistes, portées par la puissance des nouvelles technologies du digital. Elle doit être comprise comme la possibilité d’un enrichissement mutuel, qui peut trouver sa finalité non dans une survie économique, mais dans le fait de porter de manière bien visible des actions réellement humanistes. Cet espoir peut être un puissant moteur pour prendre en marche le train inexorable de la mutation digitale de notre société, et se donner le pouvoir de contrôler un minimum une machine que l’on sait à peine piloter.


© Hervé Cuillandre 2016 in Humanisme n°313