La place de lhumain dans un futur automatisé

© Hervé Cuillandre 2016 in Humanisme n°317



Il y a un an, à travers un premier article intitulé « Big Data : A la recherche du sens perdu », nous évoquions les bouleversements organisationnels majeurs qui allaient survenir dans l’ensemble de notre société. Nous ressentions tous alors un mélange de crainte et d’émerveillement face à ce puissant et inéluctable mouvement, comme si nous pouvions assister à la montée d’une grande tempête ou d’une éruption volcanique.

En un an, ce monde s’est installé définitivement sous nos yeux, sans que nos réflexions impuissantes n’aient pu améliorer quoi que ce soit.


L’ensemble de la société s’est transformée. Nos vie s’organisent différemment autour de nos smartphones, de nos applications, des réseaux sociaux. Nos modes de travail se sont transformés.


Beaucoup plus nomades, nous voyons à distance les strates managériales disparaître au profit d’organisations plus horizontales et plus jeunes. Beaucoup n’auront pas pu s’adapter à ce mouvement, qui a bouleversé tous les métiers traditionnels, et auront dû quitter leurs postes supprimés ou profondément transformés.


Comment espérer écrire un livre de prospective, quand ce qu’on prévoit devient réalité le temps de le publier ? Exactement comme le temps législatif qui est devenu trop long par rapport à la versatilité de l’opinion soumise à l’instabilité des réseaux sociaux. Le modèle du livre, et tout le savoir écrit semble lui aussi devoir subir une mutation d’usage, après des siècles de stabilité en tant que référence dans la transmission du savoir. Pourtant, permettez-moi de croire en sa résilience.


La singularité, ce moment où l’homme ne sera plus en mesure de garder le contrôle face à la machine, il ne faudra pas attendre 2038 pour y assister, comme le prévoient pourtant certains experts. Nous y assistons partout en ce moment. Parfois tout simplement parce que nous renonçons à comprendre sa stratégie. Et même si nous participons à son émergence, nous sommes bien en peine de pouvoir influencer de quelque manière qu ce soit l’orientation de sa marche forcée.


Tous les gadgets numériques qui remplissent nos poches et nos salons, qui nous distraient et facilitent nos vies nous semblent bien sympathiques et inoffensifs. Pourtant nous leur avons confié nos vies, et nous acceptons d’être pilotés par leur nouveau rythme et leur planning que nous alimentons de notre plein gré. Nos assistants deviennent nos maîtres, sans que nous puissions rien y faire. Et alors que le monde du travail se précarise, nous devenons de plus en plus tributaires des évaluations de nos comportements, qui sont réalisées au gré de nos communications.


Précarisation du travail subordonné à un planning de plus en plus taylorien, qui décourage la réflexion ? Les seuls espaces de liberté de nos esprits humains limités resteront-ils les divertissements abrutissants ou des jeux de plus en plus élaborés ?


Pour l’instant, la société semble progresser en confort, même si le fossé entre les plus riches et les plus pauvres se creuse d’années en années. D’ailleurs, les politiques publiques pour contrer ces inégalités s’essoufflent, et l’opinion publique en devient plus nerveuse. Le recours à la formation aidée pour recycler la main d’œuvre déclassée vers les métiers numériques émergents semble ainsi incontournable.

Mais combien de temps encore l’humain sera-t-il en mesure d’être compétitif par rapport aux intelligences artificielles dans les domaines technologiques ? Il y a fort à parier que rapidement, la complexification de ces métiers nous les rende majoritairement inaccessibles. Surtout pour ce qui est du cœur-même de ces dispositifs, de leurs centres de décision, et de leurs stratégies.

Nous pourrons toujours assurer la maintenance de la profusion de périphériques et d’application répartis dans les villes. A la condition d’avoir le niveau de formation requis, et donc de développer une éducation universelle et gratuite au numérique et à ses usages, qui nous en assurera l’accès.

Que ce soit dans le domaine médical, agricole, des transports, ou autre, une infinité de machines, de capteurs et de mécanismes devront être entretenus. Des explications devront être fournies aux patients et aux usagers les plus divers. Et toutes sortes de métiers d’adaptation vont se développer, principalement pour rendre le progrès accessible aux hommes.


Alors certes, nous serons toujours utiles à la machine, et cette nécessité est réconfortante, puisqu’elle nous garantit notre survie, contrairement à ce que prédisent les auteurs de science-fiction. Mais la connaissance qui était la clef de nos existences est dévalorisée au profit de son éventuelle accessibilité. A quoi bon savoir quand l’information est immédiatement accessible en un clic ? L’instabilité professionnelle permettra de moins en moins de choisir la bonne spécialisation pour pousser ses études. L’avenir sera aux têtes bien faites polyvalentes, immédiatement disponibles et capables de s’adapter rapidement à de nouveaux contextes.

De même, la réflexion individuelle, le libre arbitre ne sont pas forcément mis en valeur dans une société d’immédiateté et de perte de sens. Cette évolution se ressent sur la capacité de concentration humaine qui diminue de manière inquiétante ces dernières années, faute d’entraînement.


Il paraît qu’un domaine restera la chasse gardée de l’homme dans les années à venir, celui de l’émotion.

On peut en douter. Si la machine a été capable d’entretenir une intelligence artificielle performante, il est fort probable qu’elle soit un jour en capacité également de mimer, d’imiter l’émotion l’humaine, et de finalement nous détrôner dans ce domaine très rapidement. L’enjeu pour elle étant finalement d’assurer un meilleure contact entre l’homme et la machine. Mais la compréhension des émotions, de l’illogique et de l’intangible qui fait la nature humaine, et qui régit selon les spécialistes 80 % de nos décisions quotidiennes, permet aussi de décoder la majeure partie de nos comportements, de nos aptitudes ou de nos déviances. Il s’agit en fait de la pièce manquante de profilage.


La société concurrentielle actuelle impose une compétition permanente, qui passe par le développement d’algorithmes de plus en plus performants pour gérer des sociétés en concurrence. L’opacité des algorithmes actuels des moteurs de recherche par exemple est légendaire. Mais bientôt, profitant d’une célérité inégalée, et d’une complexité alimentée par l’auto-apprentissage des machines, leurs stratégies risquent de nous échapper à jamais.


J’ai pourtant confiance en la capacité de ces nouvelles super-intelligences pour s’entendre là où l’humain ne pouvait qu’échouer. C’est-à-dire éviter de scier la branche sur laquelle le monde est assise. Développer des stratégies mutualisées et éviter tout conflit suicidaire et inutile.


Ce qui est certain, c’est que le monde de demain sera le théâtre d’une redistribution sociale inédite, qui prendra largement en compte notre implication dans l’organisation d’une société très largement connectée.


Tout d’abord, il ne manquera pas de travail pour qui saura rester devant son écran. Une multitude de contrats légers, éphémères et peu payés seront disponibles immédiatement de chez soi ou de n’importe où. Ils feront l’objet d’une rémunération instantanée et d’une couverture sociale éphémère qui durera le temps de la connexion. A l’image des travaux de correction, de sélection ou de traduction offerts actuellement par Amazon Turc.

Nous verrons disparaître chauffeurs et administratifs au profit de métiers de maintenance et du contact, dont les déplacements seront planifiés et suivis très rigoureusement par notre smartphone.

J’en profite pour soulever le fait que cet assistant personnel mobile, à mesure qu’il nous mettra plus de pression et sera plus intrusif, devra essayer de rester aussi longtemps le gadget attractif qu’il est encore un peu. Il fera tout pour rester notre ami, celui qu’on souhaite et doit avoir. Quitte à ce qu’on nous le greffe une bonne fois pour toutes !


Dans ce contexte, nos esprits auront besoin de se détendre et de rêver.

Le développement des divertissements est essentiel, qu’ils soient passifs ou actifs, voire addictifs, à travers des simulations extrêmement réalistes qui seront autant d’introductions par une évaluation directe du joueur, à des tâches professionnelles plus sophistiquées et plus intéressantes.


Les « influencers », qui drainent des groupes sociaux plus ou moins importants, bénéficiant de la qualification de l’expérience, permettront de guider leurs « followers », à travers leur vision encourageante de l’avenir, à travers des plateformes qui pourraient ne pas rester gratuites, pour les plus performantes. Sortes de vitrines pour la réussite digitale pleinement assumée.


Mais à côté de toute cette société facilement modélisable et prévisible, demeurera une population à la marge, par opposition ou par nécessité. Plus difficiles à mettre en équations, car plus imprévisibles, ils ne bénéficieront pas du confort que pourra leur apporter une société presque entièrement digitalisée, et seront sans cesse incités à rentrer dans le rang. Mais ne le vit-on pas déjà ?


Il y aura-t-il encore un choix ? Pourra-t-on encore choisir de se déconnecter, sans perdre son travail et donc sa dignité ? Peut-on aujourd’hui déjà espérer chercher un emploi sans réseaux sociaux, mails et connexions diverses, alors que rédiger un simple CV représente pour certains une barrière informatique ?


Alors que la société digitale travaille à fédérer toute la société autour de ses codes, le pouvoir de l’humain résidera alors dans sa capacité à maintenir un contrepoids, à lutter pacifiquement contre l’établissement d’une sorte de monopole. La liberté de l’homme existera à condition qu’une alternative à cette société subsiste également. Et c’est cette liberté de choix que nous devons tous conserver, qui obligera la société de demain à offrir des conditions de vie et de travail décentes pour rester attractive.


Notre liberté dépend donc grandement de notre capacité à disposer d’une alternative sérieuse à une société toute digitale, et à la maintenir. A cette condition, accepter les nouvelles règles sera un choix à notre avantage et non plus une obligation liée à un monopole.


Ce système alternatif que nous devons trouver, nous le connaissons tous bien, car c’est celui auquel nous étions habitués et que nous laissons disparaître. C’est le monde déconnecté d’hier, qui peut être largement informatisé et automatisé, pour peu qu’il reste indépendant du reste du monde.

Si « la machine » nous est si menaçante, c’est par son contrôle global sur nos libertés, sur notre société. Une machine « individualisée », même beaucoup plus intelligente que nous ne présente plus aucun danger.

Pareillement, la décentralisation de la connaissance et de la culture permet leur sauvegarde partout, et maintient notre capacité à réagir et à réfléchir en toute indépendance.

Ce n’est pas le ferment d’une dérive, mais une autonomie retrouvée. Si on le souhaite.


C’est aussi pourquoi je crois toujours en l’écrit, et au livre, comme vecteur de la connaissance. Et en la nécessité de le soutenir.



Si nous craignons tant les pirates informatiques et les virus de tous poils, c’est aussi que nous sommes peut-être excessivement connectés et standardisés. La transmission des données ne doit plus être obligatoire. Et c’est au contraire en cloisonnant des systèmes moins standardisés qu’on sera en mesure de contrer les piratages massifs.


Développer l’autonomie énergétique de quartiers ou de maisons permet exactement dans la même optique d’être plus performant et moins vulnérable. Tout en conservant la possibilité de se connecter au réseau. Parfois-même pour lui vendre de temps en temps notre surplus de production locale.


Faire appel aux services centralisés pourra alors se faire, à condition qu’ils soient particulièrement compétitifs et qu’ils ne présentent aucun danger. Il sera alors possible d’accepter de travailler à distance, mais pas à n’importe quel prix.


Cette vision vous semble naturelle, n’est-ce pas ? Et bien elle est bien loin d’être acquise. Actuellement, nous n’avons aucune alternative, et notre dépendance est totale. Nous sommes à la merci d’un pouvoir trop intrusif ou d’un pirate fou de pouvoir.


Une alternative à notre société centralisée doit se développer, pour nous donner les moyens de négocier un monde meilleur pour tous. Un monde où le travail restera une valeur noble, et dans lequel nous pourrons conserver le choix.

Il faut maintenant être « influenceur », certes. Mais également pour défendre l’ancien monde et ses valeurs. Tout le monde ne doit pas forcément être connecté. Dans l’organisation, il faut désormais préserver la place de l’humain et de son choix de mode de travail.


Avec comme évidence que le monde de demain ne doit pas être unique, mais pluriel. Qu’un retour en grâce des valeurs humaines traditionnelles est inévitable, justement quand elles deviendront si rares qu’elles seront donc recherchées, et qu’il faut donc traiter comme un bien précieux.


La révolution de demain est donc de proposer une alternative douce au tout numérique. Que certains interpréteront comme un juste retour aux sources. Que d’autres trouveront inévitable parce qu’elle crée un équilibre et donc une tension dont le principal bénéficiaire sera l’humain. L’humain redevenu acteur de sa liberté.


En ce sens Elon Musk n’avait pas tort d’imaginer que l’homme pouvait retrouver sa supériorité face à la machine. Mais pas en l’interfaçant physiquement avec elle par des électrodes, en s’imbriquant totalement à elle. Bien au contraire, l’homme a sa place à côté de la machine et doit la retrouver. Comme médiateur, comme interprète pour les humains, mais surtout comme alternative. Un humain à nouveau devenu enjeu central d'équilibre pour notre système.

Il est une évidence que notre avenir, s’il vaut la peine d’être vécu, est de rester humains et libres.


© Hervé Cuillandre 2016 in Humanisme n°317